On pourrait en faire des t-shirts pour Noël. Ou des mugs. "Je me sens faible à chaque instant, c'est pour ça que je suis fort", "Le mot vérité ne peut se conjuguer qu'au pluriel", "On ne devrait jamais être chasseur si on n'a pas été auparavant gibier". Et on écrirait tout en bas des citations, la source : "Nicolas Sarkozy, Legend, 14 décembre 2025".

Incontestablement, le séjour en prison de Sarkozy a laissé des traces : un livre aux éditions Bolloré qui s'est écoulé à 100 000 exemplaires en une semaine, des séances de dédicace un peu partout en France, et une émission sur Youtube présentée par Guillaume Pley, un ancien animateur radio qui s'est spécialisé dans les entretiens fleuves.

Guillaume Pley ? La dernière fois qu'on a parlé de lui sur ASI, c'est lorsqu'il avait invité le multi condamné pour "incitation à la haine raciale" ou "injure à caractère raciste", Dieudonné, dans le cadre d'une interview maquillée en pseudo droit de réponse. Six millions de vues et très peu de scrupules. Dieudonné n'avait pas donné d'interview dans un média grand public depuis vingt ans.

Depuis, sur sa chaîne Youtube, on a croisé à la fois des politiques (Rachida Dati, Edouard Philippe), mais aussi des anonymes (une "médium", un "prêtre exorciste", un "psychologue de tueur en série", un "platiste", un "coach en charisme"). Bref, c'est tout ça Guillaume Pley.

Et maintenant, Sarkozy. Pley l'avait déjà invité en 2024 afin de "connaître l'humain derrière l'homme politique, de savoir qui il y a derrière un ancien président". 1h30 d'échanges complaisants qui visiblement n'ont pas suffi à creuser le sujet puisque Pley l'a de nouveau invité. Une interview "exclusive" car Sarkozy a déclaré que ce serait sans doute "la seule interview audiovisuelle" après sa sortie de prison. Pourquoi Pley et pas les 20h qu'il a déclinés ? "Je n'avais pas envie de rentrer dans le cirque politique habituel et je voulais que les gens comprennent que ce n'est pas un livre politique. C'est un livre humain."

Ça tombe bien, l'humain, c'est son truc à Guillaume. Dans la première moitié de l'entretien, les questions s'adressent à l'homme Sarkozy, à la manière dont il a vécu le procès, l'incarcération : "Comment vous allez aujourd'hui ?", "Qu'est ce que vous imaginiez en allant au tribunal ?", "Vous êtes dans quel état en rentrant du tribunal ?", "Vous arrivez à dormir la veille ?", "Qu'est ce qui vous a le plus marqué en entrant dans la cellule ?", "Vous vous êtes senti faible à un moment donné ou pas du tout ?", "Est-ce que vous craquez en prison ?" 

Percer à jour l'humanité de Sarkozy, c'est l'objectif de Guillaume Pley. Et pour ça, l'animateur n'hésite pas à poser des questions de plus en plus cash : "C'est quoi le plus beau geste d'amitié qu'on ait fait pour vous ?", "Est ce qu'on aime différemment quelqu'un lorsqu'on a 40 ans et lorsqu'on a 70 ans ?", "Depuis novembre 2007, vous êtes en couple avec Carla Bruni. Qu'est ce que vous admirez le plus chez elle ?", "C'est pas un défaut en politique d'être sentimental ?", "Est-ce qu'on peut tout pardonner ?"

Le tout dans la bonne humeur. Guillaume Pley est un vrai fan, il ne cache pas ses émotions. Il rit, il est ému, il est aussi très très concentré.

Il est très concentré pour comprendre le sage Sarkozy. Car voyez-vous vu le niveau des questions, le "premier président prisonnier" est très à l'aise. Sans doute trop à l'aise, car il est en roue libre. Bah oui, il a des tas de réflexions hyper intéressantes à partager… Sur la vérité par exemple : "Le mot vérité, dans mon esprit, il ne peut se conjuguer qu'au pluriel (...) Il y a la vérité du moment, il y a la vérité du passé, il y a la vérité du futur." Sur le but de la vie : "L'être humain est fait pour deux choses : aimer et travailler, travailler et aimer". Sur la peur : "Je peux ressentir ce sentiment, mais j'essaye toujours de le dominer parce que c'est un sentiment qui paralyse. Et la vie, le sens de la vie, c'est le contraire de la paralysie, c'est le mouvement". Sur la chasse aussi : "On ne devrait pas être chasseur si on n'a pas été auparavant gibier".

En prison, Sarkozy n'a pas seulement lu Le Comte de Monte Cristo, d'Alexandre Dumas, on le soupçonne aussi d'avoir mal digéré les fiches de révision du bac philo. Sur le courage et l'inconscience par exemple, on n'a pas tout compris : "Vous savez, quand on dit que les gens sont courageux, ils sont courageux parce qu'ils peuvent être lâches, sinon ils sont inconscients. Et quand on dit les gens sont forts, ils sont forts parce qu'ils dominent leur faiblesse. (...) Et celui qui domine à un moment sa faiblesse, il se pose légitimement la question que je me suis posée : est ce que cette force va me quitter ? Ou est-ce qu'elle ne me quittera pas ?"

Face à l'adversité, Sarkozy ne lâche rien. Quand Pley lui demande s'il a bien dormi la veille au soir de son entrée à la prison de la Santé, Sarkozy s'emporte : "Je vais donc leur faire le cadeau de mes jours et de mes nuits ? Depuis dix ans, je vais arrêter de vivre pour ça, parce que je subis une injustice abominable ? Je vis, j'ai vécu, je vis et je vivrai" (refrain).

Pour tenir bon, au-delà du soutien de ses proches, de Darmanin qui lui a rendu visite en prison, de Macron qui l'a reçu la veille de son incarcération, Sarkozy a aussi pu compter sur le soutien de quelqu'un d'autre. Celui qui est là-haut.

"Il faut rester ouvert à toutes les opportunités. Y compris les opportunités supérieures, assure Sarkozy. On m'avait parlé de la grâce qu'il y avait dans l'extrême solitude pour s'ouvrir à la transcendance." La transcendance? "J'ai essayé de rester disponible pour cette grâce (...) Je n'allais pas refuser l'aide. Y compris du haut. A ce moment-là, on est comme celui qui est au bord d'un précipice. Il y a une main qui se tend. Il ne se demande pas si elle est céleste ou terrestre. Il la prend". Bref, il a prié.

Un boulevard pour raconter n'importe quoi…

A l'image de son livre, dans lequel l'illustre prisonnier raconte n'importe quoi (ce que Libé appelle sobrement "contre-vérités" et "arrangements"), Sarkozy réinvente à peu près tout. "Je donne tout dans le livre. Je donne tout. Et quand on donne, on reçoit. Vous ne mentez pas aux lecteurs, vous ne mentez pas aux Français", affirme-t-il. 

Alors on va se poser deux minutes pour débunker deux exemples. Oui, on a regardé 1h48 d'entretien lunaire (1h48 !!), on peut bien être sérieux deux minutes. Sur l'exécution provisoire par exemple, Sarkozy déclare face à Guillaume Pley qu'elle a été décidée en raison d'un risque de fuite qui n'existait pas : "Le bouquet auquel personne ne s'attendait, c'est l'exécution provisoire, raconte Sarkozy. La présidente dit : « Monsieur Sarkozy vous vous êtes toujours présenté aux convocations de la justice ». Ce qui est vrai. Donc vous allez en prison, exécution provisoire... mais dans trois semaines. Mais s'il y avait un risque que je m'enfuie, pourquoi pas tout de suite ?" Incohérent. Sarkozy, c'est le bon sens même.

Sauf que le tribunal n'a pas pris cette décision à cause d'un risque de fuite mais en raison des faits "d'une gravité exceptionnelle, de nature à altérer la confiance des citoyens dans ceux qui les représentent et sont censés agir dans le sens de l'intérêt général, mais aussi dans les institutions mêmes de la République". En outre, comme l'a précisé Mediapart fin septembre (il faudrait offrir un abonnement à Guillaume Pley), la présidente du tribunal a également justifié l'exécution provisoire par l'attitude adoptée par Sarkozy durant les audiences. A plusieurs reprises, il a relativisé la portée de sa condamnation définitive dans l'affaire Bismuth pour corruption, tout en s'en prenant au fonctionnement de la justice.

Autre remarque de bon sens de Sarkozy, à propos de la relaxe de son trésorier de campagne : "Quand Eric Woerth, mon trésorier de campagne, est relaxé de financement illégal [parce qu'il n'y a pas eu] un centime de financement illégal. Moi je pense comme tous les observateurs. Bon, c'est fini. Soulagement." Logique. Sauf que ce n'est pas ce que dit le tribunal.

Le raisonnement est complexe, sans doute trop pour un entretien philosophique de quasiment deux heures sur Youtube, mais pourtant compréhensible quand c'est raconté par Mediapart. On vous en avait déjà parlé : le tribunal a reconnu que de l'argent liquide non déclaré a bien circulé pendant la campagne de 2007. Pour autant, Woerth a été acquitté car selon la loi, seul le candidat peut être tenu pour responsable principal d’un financement illégal de campagne. Ses collaborateurs ne peuvent être poursuivis que pour complicité. Or, rien dans le dossier ne montre que Nicolas Sarkozy, en tant que candidat, était au courant de la circulation d’argent liquide illicite, contrairement à son trésorier. C’est pourquoi Sarkozy n'a pas été condamné pour cela. Par ricochet, Woerth ne pouvait pas l'être non plus.

Bref, ce type de raisonnement juridique n'a évidemment pas sa place dans "Legend". A chaque fois que Sarkozy avance une contre-vérité, Pley reste mutique, au mieux. Pas de contradictoire, pas de relance, Pley se contente de suivre le sommaire du livre pour mener son interview. "Vous dites dans le livre page 98", "Vous dites page 29", "page 15, "page 213"...  L'animateur a cité à peu près toutes les pages avec une bienveillance extrême. C'est sa marque de fabrique. D'ailleurs, en parlant de bienveillance, au cours de l'entretien, Sarkozy a rendu hommage à quelques-uns de ses soutiens : "J'ai lu avec beaucoup d'émotion l'édito de Pascal Praud. Je pense à lui. J'ai entendu l'émission de Laurence Ferrari qui relatait la nuit que j'avais passé avec les menaces. Et oui, c'est des témoignages qui m'ont beaucoup touché."

Et la réciproque est vraie. Pascal Praud a beaucoup aimé l'émission de Guillaume Pley : "C'est moins offensif, moins agressif comme type d'interview", explique sans blague le journaliste sur Europe 1. Et celui-ci d'enfoncer le clou : "Si je devais interroger Nicolas Sarkozy, je l'interrogerais aussi comme ça parce qu'après la séquence qu'il a vécue, ce que j'ai envie d'entendre, c'est son témoignage. Le problème, c'est que les journalistes, de temps en temps, veulent faire les malins." Oui, chez Praud, un entretien contradictoire, c'est faire le malin. Ça aussi, on pourrait en faire un mug pour Noël.