Publié le 07 décembre 2025

9 min

La protection sociale, une "folie fiscale" selon M6

#Économie #Médias

Ça a dû leur faire bizarre à Manon et Quentin quand ils se sont vus à la télé. Dans le cadre de l'émission "Capital", diffusée dimanche 30 novembre, M6 a suivi ce couple aux revenus modestes pour comprendre comment ils s'en sortaient au quotidien. Un simple reportage sur le pouvoir d'achat et la vie chère ? Pas tout à fait, car cette séquence a servi de prétexte pour introduire un véritable réquisitoire contre les mal nommées "charges sociales", accusées d'être à l'origine de leur bas salaire (ce qu'ils ne disent jamais à l'antenne). Diffusé trois semaines après une campagne du Medef sur le même sujet, ce reportage ne pouvait pas mieux tomber.

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C'est un poncif du reportage télé : passer au scanner les dépenses de ces Français "à l'euro près". M6 s'est de nouveau prêté à l'exercice en épluchant le budget de Manon et Quentin, un couple qui vit dans la banlieue de Rouen.

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On va tout savoir sur eux


Quentin est surveillant de collège, il gagne 1250 euros net par mois. Animatrice en Ehpad, Manon est à 80% pour s'occuper de son fils le vendredi et gagne 1040 euros par mois. A eux deux, avec les aides sociales, ils gagnent 2441 euros. La précision des chiffres, c'est la garantie d'un reportage rigoureux.

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Et pas un euro de plus


Un salaire de surveillant à 1250 euros mensuel ? "Tout le monde trouve qu'on n'est pas assez payé, déclare Quentin face caméra. Par rapport à ce qu'on fait, aux responsabilités, le taux horaire… je trouve qu'on pourrait être mieux reconnu en tout cas". Difficile de lui donner tort, sachant que l'Education nationale n'est pas vraiment une petite PME au bord de la faillite.

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Mal payé par l'Education nationale


De son côté, avec seulement 1040 euros par mois, Manon assume son choix de vie mais regrette de ne pas être payée davantage : "Je ne me suis jamais sentie aussi utile que depuis que je fais ce boulot-là en tant qu'animatrice. Je sais pourquoi je vais au travail, par contre, oui c'est clair que le salaire…"

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Mal payée par l'Ehpad


Avec ces modestes salaires, le quotidien n'est pas facile. La faute à l'inflation, notamment : "l'alimentaire a augmenté ces dernières années de 20%", relève M6. Comme dans tous les reportages du même genre, les caméras les ont suivis au supermarché. 

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Embedded à la supérette

Organisée, la mère de famille a préparé une liste de produits essentiels, avec les prix, pour ne pas dépasser le budget.

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9 euros de couches, 3 euros de yaourts...


De retour au domicile du couple, M6 filme également le petit cahier dans lequel Manon note toutes les dépenses. On va tout savoir : le prix du forfait mobile, le chauffage, l'assurance, la crèche...

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Total des dépenses : 1884 euros.


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Il leur reste donc 391 euros pour tout le reste


On les connaît ces reportages : de son canapé, le téléspectateur est en position de juger du bien fondé de leurs dépenses.

Sauf que dans le cas de Manon et Quentin, M6 n'y trouve rien à redire. Pas de dépenses superflues, pas de sorties inconsidérées. "C'est dommage de travailler et de devoir faire gaffe en permanence. Après, c'est comme ça, c'est la vie, on s'y fait", conclut Manon avec fatalisme. Voilà, on aurait pu s'arrêter là. Comme dans tous ces reportages, on n'aurait rien appris, on serait resté sur les dépenses d'un couple aux revenus modestes, sans évoquer les enjeux sociaux et économiques, les choix politiques à l'origine de cette précarité. 

Sauf que là, c'est différent. Ecoutez bien la transition de M6 vers le véritable objet du reportage : "Comme Manon et Quentin, de plus en plus de familles retournent à la case départ chaque mois, sans pouvoir épargner, ni investir. Alors que s'est-il passé pour en arriver là ? On pourrait penser que le coût de la vie est le seul coupable. Eh bien c'est faux". A l'image, on voit alors apparaître un jeu de Monopoly...

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Le capitalisme, cet autre coupable ?

Tenez-vous bien : le coupable repéré par M6 est "le poids écrasant de la fiscalité sur le travail, responsable d'un écart délirant entre votre salaire brut et votre salaire net".

"Ecrasant", "délirant", la voix off se lâche. Alors que Manon et Quentin n'ont jamais évoqué l'écart entre "salaire brut" et "salaire net" pour expliquer leurs difficultés, M6 oriente le sujet dans cette direction. 

Des patrons qui ont "mal au ventre" de ne pas pouvoir payer plus

Ce soir-là, ce n'était pas un reportage sur les salariés précaires mais sur "les Français qui travaillent" et qui sont "les grands sacrifiés de notre époque" car le sujet, c'est bien le poids des charges sociales. M6 a d'ailleurs trouvé "un patron qui est parti en guerre contre cette folie fiscale". Romain, c'est son nom, a "un petit rituel depuis presque dix ans" : "J'aime bien comprendre combien mon salarié touche en net par mois, parce que c'est ça la réalité du terrain." Et attention, précise la voix off, "ce rituel lui fait mal au ventre à chaque fois".

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Patron ayant des douleurs abdominales


Régulièrement, il observe l'écart entre le salaire net et le salaire brut pour mesurer tout ce que le salarié ne reçoit pas sur son compte.

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Argh, ces charges


 "Ce qu'il y a de plus fou, précise la voix off, c'est que ce fossé est en réalité encore plus gigantesque car Romain doit lui aussi verser des charges à l'Etat sur chaque salaire. Santé, retraite, congés payés, mutuelle, CSG : en tout trente lignes supplémentaires qui ponctionnent vos revenus". 

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Zoom sur la "ponction"


Oui, M6 vient de découvrir l'existence des "charges salariales" et "charges patronales"  : "Près de la moitié de nos revenus servent à financer notre modèle social. Comme si, en fait, vous travaillez 8h, payés seulement 4. A partir de la pause déjeuner, plus rien ne va dans votre poche. Vous ne faites plus que cotiser""Du jamais vu", selon M6.

Dans un souci pédagogique, la chaîne a d'ailleurs demandé aux salariés de Romain de mettre en scène leur départ du bureau à midi  (vu qu'ils ne reçoivent que la moitié de leur salaire). 

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Ras le bol de payer des cotisations !


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Rendez-nous notre brut !


Histoire d'étayer la démonstration, M6 a consolidé l'argumentaire avec un "spécialiste du travail", Antoine Foucher. Pour lui, cette différence entre brut et net "est devenue insoutenable" : "Les gens ne se rendent pas compte. Et s'ils se rendaient compte, on aurait une révolte".

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Expert révolte


Une description apocalyptique, servie comme il se doit par une voix off qui a repris le champ lexical du Medef pour dénoncer les charges : "écart délirant", "fossé gigantesque", "poids écrasant", "folie fiscale", cotisations qui "ponctionnent" les revenus.

Heureusement, M6 a une bonne nouvelle : "Des patrons ont trouvé un moyen de redonner du pouvoir d'achat aux salariés quitte à contourner les contraintes de la fiscalité, en toute légalité". De quoi redonner le sourire à Patricia, assistante de direction.  "Comme tous ses collègues, elle a le sourire à la fin du mois en découvrant sa fiche de paie".

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Une salariée bien payée et heureuse


Mais attention, elle est bien payée car elle touche... des primes qui sont exonérées de cotisations sociales. "A la fin de l'année, cela donne un joli pactole, presque 5000 euros", se réjouit M6.  Oui, pour Capital, échapper aux cotisations, c'est la principale solution à cette crise du pouvoir d'achat car "trop taxés, assommés de prélèvement, les Français étouffent."

Bien évidemment, dans ce reportage, M6 oublie de rappeler à quoi servent réellement ces cotisations :  prendre un congé maternité, partir à la retraite, avoir une allocation chômage, des arrêts maladie, mais aussi, pour certains, recevoir des aides au logement, une allocation de rentrée scolaire, des aides pour le permis de conduire. Bref, les cotisations ne "ponctionnent" pas, c'est un salaire différé.

Un reportage diffusé trois semaines après la campagne du Medef

Cette attaque en règle contre les cotisations intervient trois semaines après une campagne du Medef qui a créé "un simulateur pour calculer son salaire et comparer le coût du travail en Europe". Un simulateur qui a eu un certain succès...

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Dans la presse...


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Au 20h de TF1...


Le sujet a aussi mobilisé les chaînes d'info. Regardez par exemple qui a été invité pour en parler, c'était début novembre sur LCI :

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Vous le reconnaissez ?


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C'est lui, le super expert de M6


Il était venu dire exactement la même chose que dans Capital : "Si les actifs voyaient chaque mois la différence entre leur salaire gagné et leur salaire perçu, il y aurait sans doute une révolte."

Comme prévu, cette campagne du Medef a surtout révolté les éditorialistes des chaînes d'info. Sur LCI, Nicolas Doze était terrifié par les résultats de ce simulateur qui montre "le poids exorbitant de la protection sociale" en France. Selon lui, on devrait d'ailleurs verser la totalité du salaire brut au salarié, à charge pour lui de "faire les chèques à l'assurance santé, à l'Unedic, pour bien voir ce que ça coûte"Même avis d'Emmanuel Lechypre sur BFMTV : revenant sur "l'impressionnant simulateur", l'éditorialiste éco insiste sur le fait que "dans aucun autre pays que la France, le salarié ne touche aussi peu". Rien de très nouveau, on les connaît bien ces éditorialistes libéraux. 

Mais le procédé de M6 est bien plus insidieux. Sous couvert d'un reportage censé être ancré dans le réel, au plus près du quotidien, la chaîne distille en réalité, par la voix off, un discours libéral aussi caricatural que celui des éditorialistes éco des chaînes d'info. Pourtant, avec les mêmes images tournées chez Manon et Quentin, on aurait pu démontrer exactement le contraire de Capital en soulignant l'importance des cotisations sociales.  Sur le fameux carnet du couple, M6 a en effet oublié de mentionner une page, celle de droite. 

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Sortez votre loupe


On aperçoit d'autres sources de revenus du couple : "allocations familiales", "prime d'activité", "prestation partagée d'éducation de l'enfant",  aides pour la crèche. Ce sont les fameuses aides sociales. Que deviendraient-elles s'il n'y a plus de cotisations pour les financer ? C'est bête que M6 n'ait pas pensé à aborder ce sujet, ils avaient tous les chiffres. Quand il n'y aura plus personne pour défendre le financement solidaire de la protection sociale, on saura qui aura méthodiquement scié la branche.

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Watsonne & Sherlock


Rédigé par Sherlock Com'

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